Dessaisissement au profit de la JIRS : l’article 706-77 du code de procédure pénale ne fait pas obstacle à l’utilisation de la procédure de droit commun prévue par l’article 84 dudit code

Publié le : 19/07/2023 19 juillet juil. 07 2023

Par un arrêt en date du 18 avril 2023 (n° 23-80.453), la Cour de cassation est venue confirmer la possibilité de prononcer le dessaisissement du juge d’instruction au profit d’un autre magistrat instructeur spécialement habilité au titre de la juridiction interrégionale spécialisée (ci-après JIRS), et ce au moyen d’une procédure différente de celle spécialement prévue à cet effet à l’article 706-77 du code de procédure pénale. 

Coexistent en effet plusieurs hypothèses de dessaisissement : la procédure spéciale et la procédure de droit commun, cette dernière demeurant valable et continuant de pouvoir être mobilisées en parallèle de la première.


Dans la présente affaire, une information était ouverte des chefs d’importation de produits stupéfiants en bande organisée, infractions à la législation sur les produits stupéfiants et association de malfaiteurs au cabinet d’un juge d’instruction du tribunal judiciaire de Marseille.

M. J était interpellé le 18 février 2021, en exécution d’un mandat d’arrêt international émis dans le cadre de cette procédure.

Par ordonnance du 6 décembre 2021, rendue sur requête du procureur de la République aux fins de dessaisissement, le président du tribunal judiciaire désignait pour poursuivre l’information un juge d’instruction spécialement habilité au titre de la juridiction interrégionale spécialisée (ci-après JIRS).

Remis aux autorités judiciaires françaises, M. J était mis en examen le 15 décembre 2021 et placé en détention provisoire, laquelle était prolongée par ordonnance du juge des libertés et de la détention (ci-après JLD) en date du 13 décembre 2022.

M. J interjetait appel de cette décision de prolongation, à l’appui duquel il contestait la compétence du juge d’instruction ayant saisi le JLD et faisait valoir que sa détention provisoire excédait un délai raisonnable.

En effet, sur le fondement des articles 706-77 et 706-78 du CPP, il considérait que seul le juge d’instruction était compétent pour prononcer son dessaisissement au profit de la JIRS ; dès lors, il soutenait que l’ordonnance du président du tribunal judiciaire, en ce qu’elle était intervenue dans des conditions irrégulières, devait être assimilée à un acte nul qui ne peut ni dessaisir le juge d’instruction ni saisir la JIRS, en sorte que tous les actes effectués par la JIRS, après une telle ordonnance de dessaisissement, devaient être considérés comme nuls d’une nullité absolue.

Par conséquent, le juge d’instruction spécialisé n’ayant pas été valablement saisi par l’ordonnance du président du tribunal judiciaire, M. J soutenait qu’il n’avait pas compétence pour saisir le JLD afin de prolonger sa détention provisoire dans le cadre d’une information dont il n’était pas en charge.

Au surplus, il affirmait que l’ordonnance de dessaisissement au profit de la JIRS ne prenait effet qu’à l’expiration du délai de recours de cinq jours à compter de sa notification qui faisait défaut et rendait l’ordonnance non définitive et privée effet, rendant les actes effectués par le JLD nuls d’une nullité absolue dont l’ordonnance de saisine du JLD.

Pour finir, il estimait que l’instruction avait excédé une durée raisonnable et faisait valoir l’inertie du magistrat instructeur, le JLD justifiant la longueur de la procédure par le fait que « la contestation de la validité de la procédure dextradition avait nécessairement impacté la dynamique de linstruction et que la marge de manœuvre opérationnelle du magistrat était nécessairement entravée ».

Dans un arrêt en date du 28 décembre 2022, la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Aix-en-Provence confirmait l’ordonnance de prolongation de la détention provisoire, estimant que, « lorsqu’elle est saisie d’un recours portant sur la détention provisoire, il ne lui appartient pas, en application de la règle de l’unique objet, d’examiner la régularité de la désignation du nouveau juge d’instruction » ; en ce sens, les juges relevaient que le demandeur avait déjà sollicité l’annulation de la désignation du nouveau magistrat instructeur par une requête sur laquelle il devait être statué le 16 janvier 2023.

Enfin, quant au délai raisonnable, la chambre de l’instruction entérinait la solution retenue par le JLD.

M. J formait un pourvoi en cassation, à l’appui duquel il faisait valoir la nullité de l’acte de saisine du JLD (par voie d’ordonnance) et le non-respect du délai raisonnable relativement à sa détention provisoire (art. 5 §3 de la CEDH).

Dans la présente affaire, la Cour de cassation va estimer que c’est à tort que les juges ont fait valoir la règle de l’unique objet alors que le moyen concerne la compétence du juge d’instruction ayant saisi le juge des libertés et de la détention aux fins de prolongation de la détention provisoire que la chambre de l’instruction se doit de contrôler.

Pour autant, elle va procéder à une substitution de motifs, en apportant deux précisions :
  • La modification de l’article 706-77 du code de procédure pénale par la loi du 23 mars 2019 avait pour vocation de permettre au juge d’instruction d’un tribunal à compétence territoriale étendue au titre de la JIRS, autre que celui de Paris, de se dessaisir au profit du juge d’instruction du tribunal judiciaire de Paris (juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée, pour les affaires d’une très grande complexité).
     
  • Les dispositions de ce même article ne font pas obstacle à l’application d’autres cas de dessaisissement prévus par le même code, selon les conditions et procédures qui leur sont propres, ici l’article 84 du code de procédure pénale, qui permet au président du tribunal judiciaire, sur requête du procureur de la République et dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, par ordonnance insusceptible de recours, de désigner un juge d’instruction spécialement habilité au titre de la JIRS pour poursuivre une information ouverte au titre de la compétente territoriale de droit commun.
Malgré cela, l’arrêt encourt toujours la censure sur l’exigence de délai raisonnable relativement à la détention provisoire, la Cour de cassation ayant estimé, au visa de l’article 5 §3 de la CEDH (détention arbitraire) que les juges de la chambre de l’instruction n’avaient pas caractérisé les éléments concrets ressortant de la procédure de nature à expliquer, au regard des exigences conventionnelles, le délai de comparution de la personne mise en examen pour un premier interrogatoire au fond par le juge d’instruction et à justifier la durée de la détention provisoire.

Toutefois, c’est bien le dessaisissement au profit de la JIRS (I) qui retiendra ici notre attention, particulièrement en ce que la chambre criminelle valide le recours à un autre fondement que celui spécialement prévu à cet effet (II).
 

I. Relégation du dessaisissement d’une juridiction de droit commun au profit d’une JIRS selon la procédure de l’article 706-77 du Code de procédure pénale

La présente affaire est l’occasion de revenir sur le dessaisissement au profit d’une JIRS, en permettant de répondre à deux questions : pourquoi dessaisir une juridiction de droit commun au profit d’une JIRS et selon quelle procédure ? 

A. L’intérêt du dessaisissement au profit d’une JIRS 

Certains contentieux, en raison de la particulière gravité des faits et de leur grande complexité, nécessitent une attention plus soutenue, voire un traitement à part, par des personnes rompues à ce type d’affaires et à ce titre, disposant d’un degré d’expertise supplémentaire ; c’est pour répondre à ce besoin qu’ont été créées, par la loi Perben II du 9 mars 2004, les juridictions interrégionales spécialisées.

Cette technicité explique l’intérêt de dessaisir les juridictions de droit commun au profit de juridictions bénéficiant d’une compétence territoriale élargie (ici au ressort de plusieurs cours d’appel), dotées de moyens d’investigation plus importants et d’une connaissance accrue de ce type de contentieux (présence d’assistants spécialisés dans le ressort de ces tribunaux).

Ces juridictions interrégionales spécialisées, au nombre de huit sur l’ensemble du territoire français, sont chargées de la poursuite, de l’instruction et du jugement des affaires relevant de l’une des infractions visées aux articles 706-73, 706-73-1 et 706-74 du code de procédure pénale (criminalité organisée et infractions économiques et financières) ; ce sont des affaires qui appellent des moyens renforcés, des règles propres de procédure et une spécialisation des magistrats.

Toutefois, le dessaisissement des juridictions de droit commun, au profit de ces juridictions spécialisées, nécessite le respect d’une procédure spécialement prévue à cet effet, que l’on pourrait désigner de ad hoc, fixée par le code de procédure à l’article 706-77.

B. La procédure de dessaisissement au profit d’une JIRS

Aux fins d’éviter d’éventuels conflits de compétence, les articles 706-77 et 706-78 organisent une procédure spéciale de dessaisissement des juridictions de droit commun, en faveur de la JIRS ; ceux-ci sont complétés par les dispositions de la circulaire CRIM 04-13 G1 en date du 2 septembre 2004.

En outre, ces règles de compétence ont pu être décrites comme étant d’ordre public, celles-ci ayant vocation à protéger un intérêt général en permettant une meilleure administration de la justice.

Ainsi, selon ces textes, le procureur de la République près un tribunal judiciaire peut, pour les infractions susvisées, requérir du juge d’instruction de se dessaisir au profit de la JIRS[1] ; en pareil cas, les parties sont préalablement avisées et invitées à faire connaître leurs observations par le juge d’instruction.

L’ordonnance est rendue huit jours au plus tôt et un mois au plus tard à compter de cet avis.

Ainsi que le rappelait très justement le requérant, lorsque le juge d’instruction décide de se dessaisir, son ordonnance ne prend effet qu’à compter du délai de cinq jours.

En effet, selon l’article 706-78 du Code de procédure pénale, l'ordonnance rendue en application de l'article 706-77 dudit code peut, à l'exclusion de toute autre voie de recours, être déférée dans les cinq jours de sa notification, à la requête du ministère public ou des parties, soit à la chambre de l'instruction si la juridiction spécialisée au profit de laquelle le dessaisissement a été ordonné ou refusé se trouve dans le ressort de la cour d'appel dans lequel se situe la juridiction initialement saisie, soit, dans le cas contraire, à la chambre criminelle de la Cour de cassation.

La chambre de l'instruction ou la chambre criminelle désigne, dans les huit jours suivant la date de réception du dossier, le juge d'instruction chargé de poursuivre l'information.

Le ministère public peut également saisir directement la chambre de l'instruction ou la chambre criminelle de la Cour de cassation lorsque le juge d'instruction n'a pas rendu son ordonnance dans le délai d'un mois prévu au premier alinéa de l'article 706-77 du code de procédure pénale.

L’arrêt de la chambre de l’instruction ou de la chambre criminelle est porté à la connaissance du juge d’instruction ainsi qu’au ministère public et notifié aux parties.

La procédure spéciale étant exposée, dans la présente affaire, le dessaisissement ne sera, contre toute attente, pas prononcé sur le fondement des articles susvisés, mais au moyen d’une autre procédure, la Cour de cassation indiquant que l’article 706-77 dudit code« ne fait pas obstacle à l’application d’autres cas de dessaisissement prévus par le même code, selon les conditions et procédures qui leur sont propres ».
 

II. Validation du dessaisissement d’une juridiction de droit commun au profit d’une JIRS selon la procédure de l’article 84 du Code de procédure pénale

Ce n’est pas la première fois que la chambre criminelle de la Cour de cassation « court-circuite » la procédure spéciale, pour faire application des procédures de droit commun.

Celles-ci apparaissent comme des procédures que l’on pourrait qualifier de concurrentes (A), particulièrement dans la mesure où elles s’avèrent moins protectrices des droits de la défense (B).

A. Des procédures concurrentes…

La chambre criminelle de la Cour de cassation était déjà venue valider le recours à une autre procédure, posant la question de la coexistence de plusieurs cas de dessaisissement et ce faisant, de l’articulation de l’article 706-77 avec les procédures de droit commun.

Ainsi, par un arrêt en date du 3 septembre 2019 (n° 19-80.388), dans lequel il était question d’une ordonnance de dessaisissement rendue par le juge d’instruction au profit de la JIRS, et ce sur le fondement de la connexité, les magistrats du quai de l’Horloge avaient pu affirmer que : « les dispositions de l’article 706-77 viennent compléter celles de l’article 663 (connexité) du même code, sans se substituer à celles-ci ou les exclure[2] ».

Ce faisant, ils avaient conclu à l’irrecevabilité du recours prévu à l’article 706-78 du code de procédure pénale, le dessaisissement ayant été prononcé au visa de l’article 663 du même code[3].

En l’espèce, le dessaisissement est prononcé au regard de l’article 84 du code de procédure pénale, lequel dispose en ces termes : « Sous réserve de l'application des articles 657 et 663, le dessaisissement du juge d'instruction au profit d'un autre juge d'instruction peut être demandé au président du tribunal, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, par requête motivée du procureur de la République, agissant soit spontanément, soit à la demande des parties. Le président du tribunal doit statuer dans les huit jours par une ordonnance qui ne sera pas susceptible de voies de recours ».

Afin d’écarter l’application de la procédure spéciale, la Cour de cassation fait états des travaux parlementaires pour considérer que cette procédure avait pour objet de permettre le dessaisissement d’une JIRS au profit de la JIRS de Paris, dite JUNACLO, qui exerce une compétence concurrente nationale.

On remarquera que le recours à cette procédure prévue par l’article 84 du Code de procédure pénale, en lieu et place de la procédure spéciale prévue aux articles 706-77 et 706-78, a pour effet d’amoindrir considérablement les droits de la défense, en ce qu’il ne prévoit ni avis aux parties, ni voie de recours.

B. …moins protectrices des droits de la défense 

L’on peut légitimement s’interroger sur la mobilisation des procédures de droit commun par préférence à la procédure spéciale, en particulier lorsque celle-ci se réalise au détriment des droits de la défense.

En effet, non seulement la décision n’appartient plus au juge d’instruction, qui se trouve dépouillé de sa faculté de se dessaisir, mais en plus, les parties se trouvent pareillement évincées, n’étant pas même informées, ainsi que le prévoit l’article 706-77 du code de procédure pénale.

En l’espèce, les parties ne sont pas préalablement avisées ni même invitées à faire connaître leurs observations.

Egalement, si l’initiative du dessaisissement en revient toujours au seul procureur de la République, soit spontanément soit à la requête des parties, le dessaisissement, quant à lui, est ordonné par le président du tribunal, sous couvert de l’intérêt d’une bonne administration de la justice.

Or, cet intérêt général semble supplanter les intérêts particuliers, au point que l’ordonnance du président du tribunal, par laquelle il dessaisit le juge d’instruction de droit commun au profit d’un magistrat instructeur spécialement habilité au titre de la JIRS, ne peut faire l’objet d’aucune voie de recours, ainsi qu’en dispose l’article 84 al. 2 du Code de procédure pénale.

Cette validation par la Cour de cassation de l’utilisation de la procédure de droit commun permet de contourner opportunément l’utilisation de la procédure spéciale et de s’affranchir des garanties offertes par cette dernière.
 

[1] Ainsi que la Cour de cassation a déjà eu l’occasion de le rappeler, « seul le ministère public peut prendre l’initiative de la mise en œuvre de la procédure de dessaisissement de la juridiction d’instruction de droit commun au profit de la juridiction spécialisée », en sorte que « la chambre de l’instruction n’est pas compétente pour l’enjoindre de procéder à ce dessaisissement » (Crim. 11 mai 2006, n° 06-81.699). La circulaire précitée insiste d’ailleurs sur ce point, indiquant : « la loi réserve l’initiative du dessaisissement au seul procureur de la République que ce soit au stade de l’enquête ou de l’information : ni la personne mise en examen, ni la partie civile ne peuvent le solliciter, et le juge d’instruction ne peut se dessaisir que sur réquisitions conformes du parquet (…) ». 
 
[2] Rappelons que selon l’article 663 du code de procédure pénale, lorsque deux juges d’instruction, appartenant à un même tribunal ou à des tribunaux différents, se trouvent simultanément saisis d’infractions connexes ou d’infractions différentes en raison desquelles une même personne ou les mêmes personnes sont mises en examen, le ministère public peut, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, requérir l’un des juges de se dessaisir au profit de l’autre.
 
[3] Seule demeurait la voie de l’appel, ainsi que le prévoit l’article 186 alinéa 3, du code de procédure pénale ; ce dernier ouvre aux parties un droit d’appel contre toute ordonnance par laquelle le juge d’instruction a statué, d’office ou sur déclinatoire, sur sa compétence.

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